Lolita, le chef d’œuvre incompris.

Lolita… ce nom vous évoque peut-être un film, une affiche avec une jeune fille séduisante avec sa sucette, ou encore un livre. Beaucoup le réduisent à une histoire scandaleuse sur la pédophilie, alors qu’il s’agit d’un roman complexe sur l’obsession, la manipulation et la perversion du regard du narrateur.

Wikipédia

Résumé.

Le roman est raconté à la première personne par Humbert Humbert, qui nourrit depuis toujours une attirance pour les nymphettes. Après un mariage raté, il s’installe dans une pension tenue par Charlotte Haze, une veuve dont la fille de 12 ans, Dolores « Lolita » Haze, l’obsède immédiatement.

Pour rester proche de Lolita, Humbert épouse Charlotte. Lorsque celle-ci découvre son journal intime révélant ses pensées malsaines, elle fuit la maison mais meurt renversée par une voiture. Humbert récupère alors Lolita, qu’il emmène dans un long road trip à travers les États-Unis, la manipulant et abusant d’elle sous prétexte de l’aimer.

Disclaimer : pour une compréhension complète de mon article, je vous conseille de regarder les vidéos en lien, que ce soit des explications ou des musiques, elles permettent un éclairage et une immersion dans l’esthétique de notre chère Lolita.

Le choc initial à sa publication et la controverse morale.

  • Le thème de la pédophilie.

Tout d’abord, le terme “nymphette”, utilisé de nombreuses fois dans le livre, désigne une jeune fille au physique attrayant et aux manières aguicheuses. Selon Humbert, elle aiguise l’appétit sexuel et doit être prépubère ; Lolita est la représentation parfaite de la nymphette. Il utilise ainsi des termes enjôleurs et poétiques pour détailler son attirance pour elle.

  • Censures et interdictions.

A sa publication, le roman est refusé par six éditeurs américains par crainte de poursuites judiciaires ou encore par volonté de modifier le livre dans un sens “moral”. Il est finalement publié en 1955 à Paris par Olympia Press, puis censuré en 1956… Les lecteurs le décrivent comme obscène et immoral, incapables de voir au-delà de la surface scandaleuse pour apprécier sa critique sociale et sa valeur littéraire. 

Aux Etats-Unis, en 1958, l’année de sa sortie, il connaît un succès fulgurant en se plaçant parmi les têtes de vente pendant 180 jours. Depuis, il s’est vendu à environ 15 millions d’exemplaires dans le monde. 

La complexité stylistique et narrative.

  • Un narrateur non-fiable.

Humbert est l’une des raisons majeures des incompréhensions et controverses concernant le traitement de la pédophilie par Nabokov. 

D’abord, le narrateur justifie ses actions par un langage sophistiqué et poétique pour embellir et rationaliser ses désirs pédophiles. En outre, quand il parle des nymphettes, il esthétise sa prédation.

Ensuite, il présente des événements de manière biaisée minimisant ses propres fautes et exagère les actions d’autres personnages : Lolita est décrite comme plus provocante qu’elle ne l’est réellement, c’est le regard d’Humbert qui la pervertit pour justifier ses actes monstrueux. Par ailleurs, il s’adresse plusieurs fois aux lecteurs pour se justifier : “Ô, lecteur, ne me regardez pas de cet air outré, je ne cherche aucunement à donner l’impression que je ne parvins à être heureux. Le lecteur doit comprendre que le voyageur enchanté, maître et esclave d’une nymphette, jouit d’un bonheur à proprement parler incomparable. Car il n’existe pas sur terre de félicité plus grande que de caresser une nymphette. C’est une félicité hors concours, qui appartient à une autre classe, à un autre niveau de sensibilité. En dépit de nos querelles, malgré son humeur acariâtre, malgré aussi toutes les histoires et les grimaces qu’elle faisait, malgré aussi la vulgarité, le danger, l’horrible désespoir liés à tout cela, je m’entêtais dans mon paradis d’élection – un paradis dont les ciels avaient la couleur des flammes de l’enfer – mais qui n’en demeurait pas moins un paradis.” (p.284 aux éditions Folio).

Finalement, il nous manipule. Pédophilie devient passion. Passion devient amour. L’amour c’est magnifique ! Humbert aime désespérément sa Lolita. Quelle belle histoire d’amour. Quel ôde à l’embrasement des sentiments ! Mon ironie mordante peut paraître exagérée, mais quand on sait que le livre a été qualifié de “romance” ou encore de glamourisation de la pédophilie, il est dur de ne pas penser le plus absurde.

  • Critique de la pédophilie ?

Comme on l’a vu précédemment, les incompréhensions des lecteurs proviennent de l’éloquence d’Humbert qui charme la véritable horreur de ses actions ; ils sont séduits par la prose, la manière de rendre beau l’indéfendable et surtout en le faisant passer pour de l’amour. Ce livre exige une lecture attentive, un esprit critique, afin de réussir à dissocier le narrateur de l’auteur ; Nabokov utilise sa voix pour exposer l’horreur et la manipulation du personnage, d’où l’intérêt d’avoir son point de vue. Nous sommes plongés dans les bas-fonds des pensées d’un pédophile. 

Les adaptations.

  • Les films.

En 1962, Stanley Kubrick publie son adaptation du roman. Il efface tout le thème de la pédophilie, ce qui contribue à alimenter le malentendu et à faire de Lolita une antonomase, figure de style qui consiste à utiliser un nom propre comme nom commun. 

Invité, en 1975, sur le plateau de l’émission « Apostrophes », Vladimir Nabokov corrige un Bernard Pivot égrillard : Lolita n’est pas une jeune fille perverse, mais « une pauvre enfant que l’on débauche » (vidéo ci-dessous). Cette explication de l’interview entre Bernard Pivot et Nabokov nous éclaire très clairement sur le paradoxe entre ce qu’a voulu critiquer Nabokov et l’interprétation des lecteurs.

La version de 1997 réalisée par Lynn se veut plus fidèle au roman, mais le style visuel léché et romantique du réalisateur, ainsi que la performance de Dominique Swain, continuent d’entretenir une ambiguïté, parfois perçue comme une glorification d’une relation malsaine.

  • Les musiques.

« Moi… Lolita » – Alizée (2000)

Cette chanson française, écrite par Mylène Farmer et composée par Laurent Boutonnat, joue sur l’image de la femme-enfant séduisante. Les paroles suggèrent une jeune fille consciente de son pouvoir de séduction, mais aussi une certaine mélancolie :

« C’est pas ma faute / Et quand je donne ma langue au chat / Je vois les autres / Tout prêts à se jeter sur moi. »

Le morceau a renforcé l’imaginaire d’une Lolita aguicheuse, alors que le roman met en avant son statut de victime.

Lana Del Rey et la culture « Lolita ».

Lana Del Rey est l’une des artistes les plus associées à cette esthétique, notamment avec sa musique Lolita sortie en 2012. Elle y reprend directement le thème de l’innocence feinte et du jeu de séduction : « Would you be mine? Would you be my baby tonight? ». On peut également entendre en fond des rires, des voies aigues d’enfant ; derrière cette image de femme-enfant glamourisée, se cache en réalité une jeune fille plongée dans le monde des adulte bien trop tôt…

D’autres de ses musiques (quasiment tout son album Born to die) reprennent des références directes au livre. Quand je lisais Lolita, j’écoutais quelques morceaux de Lana, et c’est à partir de là que j’ai compris la pléthore d’allusions au livre ! Par exemple, dans Off the races, elle dit “Light of my life, fire of my loins”, soit les premiers mots du roman : “Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme.”. En écoutant la Carmen de Lana, je lisais la Carmen de Nabokov… Pour expliquer simplement, dans le roman, Humbert fait référence plusieurs fois à celle-ci ; dans l’opéra, Carmen est une femme libre, qui attire Don José avant d’être tuée par lui. Ainsi, en assimilant Lolita à Carmen, le narrateur inverse les rôles : il veut voir en elle une séductrice, alors qu’elle est en réalité une victime. Dans la musique, Lana raconte l’histoire d’une adolescente qui séduit par son apparence, mais cache une profonde tristesse et une autodestruction. Elle critique la façon dont une jeune fille peut être considérée comme un fantasme par les hommes plus âgés, tout en étant condamnée à souffrir dans ce rôle : « Only seventeen, but she walks the streets so mean ». 

En bref, cette artiste a contribué à populariser une vision mélancolique et tragique de Lolita, où la jeune fille est consciente de son rôle et parfois complice du jeu dangereux dans lequel elle est prise.

LastFM
  • Une nouvelle approche de Lolita avec le mouvement “Coquette”.

Le mouvement « Coquette » sur Tik Tok a un lien fort avec l’imagerie de Lolita, mais souvent de manière inconsciente ou détournée. Ce style, qui mélange une esthétique ultra-féminine et vintage, renvoie à l’univers de Lana Del Rey, de Sofia Coppola (Marie-Antoinette, The Virgin Suicides) et, indirectement, à l’archétype de Lolita

Si beaucoup de filles qui suivent ce mouvement ne revendiquent pas forcément Lolita comme référence, l’ambiance qu’elles cultivent rappelle l’image erronée du personnage : sur TikTok, des vidéos esthétisent l’innocence mêlée à la provocation, avec des hashtags comme #nymphette. On retrouve souvent des citations mal comprises du livre, comme

« Light of my life, fire of my loins », sorties de leur contexte. Ainsi, certains contenus glorifient la fragilité, la dépendance amoureuse, voire une certaine romantisation du mal-être (ce qui rappelle les dérives du « sad girl aesthetic »).

Pour conclure, Lolita est sans doute l’un des romans les plus mal compris de la littérature. Ce qui devait être une dénonciation de la manipulation est devenu une icône esthétisée, détournée par la culture pop et des tendances comme le mouvement Coquette. Entre fantasme et critique, la frontière est mince, mais une chose est sûre : Lolita n’a jamais été une séductrice, seulement une victime du regard des autres.

Pour aller plus loin (menu déroulant) :
  • Livres :
    • L’ouragan Lolita (Journal 1958-1959), Véra Nabokov
    • Triste tigre, Neige Sinno
    • Le consentement, Vanessa Springora
  • Vidéo :
  • Film :
    • Lire Lolita à Téhéran, Eran Riklis
  • + écouter toutes les musiques de Lana Del Rey pour les plus motivés, elle chante ce que je ne peux expliquer par de simples mots…

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5 réflexions au sujet de “Lolita, le chef d’œuvre incompris.”

  1. Superbe article qui explique vraiment bien comment Lolita a été mal comprise avec le temps. J’ai bien aimé le parallèle avec la culture d’aujourd’hui et voir comment le regard d’ignorants lecteurs de Nabokov a transformé l’ignoble chose qu’est la pédophilie en fantasme. Article très bien écrit ! Bravo ! »

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  2. Très bon article, très bien expliqué. On comprend facilement le lien entre le roman de Nabokov et les « lolitas » d’aujourd’hui, avec leur arrivées par exemple au Japon, où c’est un terme très répandu et dangereux par rapport au grand nombre de pédophiles attirés par le style Lolita. C’était très intéressant.

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  3. Ouah! Manon voilà bien un sujet délicat et tu as su en tirer un article pertinent, étayé, documenté et comme d’hab. trés bien écrit
    Quel beau potentiel! Bravo Manon
    Ceci étant et avec la prudence et les précautions nécessaires pour essayer de l’analyser et de la comprendre la pédophilie est et sera toujours une abjection

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  4. Très belle plume! Et la critique me donne envie de lire le livre… Le narrateur est donc nympholepte mais s’il est si bon pervers textuel comment ne pas tomber dans le piège du lecteur qui n’y voit que du feu et que le feu d’une passion provoquée. Le talent si vanté de Nabokov permet il qu’il en soit autrement ? Bonne continuation à votre belle équipe Bref !

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