Des années 60 à 90 se développe en France le monde de la musique. Les radios et les transistors se démocratisent et peuplent de plus en plus de foyers. Dans ce contexte d’expansion de la culture musicale, on voit apparaître de nombreux chanteurs et musiciens, qui deviendront des incontournables de la chanson française ; ce sont des Charles Aznavour et des Édith Piaf, ou, un peu plus récemment, des Jean-Jacques Goldman, qui lui est majoritairement soliste de variété et de pop rock.
Si ses premiers succès remontent aux années 80, ses albums et tubes sont aujourd’hui encore très écoutés. Dans cet article, nous allons nous pencher sur l’une de ses chansons en particulier, “Né en 17 à Leidenstadt », qui, bien qu’elle ne soit pas la plus connue, est certainement l’une des plus inspirantes.
Le micro partagé avec Carole Fredericks et Michael Jones, ils réalisent une performance remarquable, puisqu’au travers de leurs mots, ils réussissent à changer nos certitudes les plus profondes.
Goldman naît en 1951 dans le 19e arrondissement de Paris. Il est le fruit d’un mélange culturel : sa mère est allemande, son père polonais, et tous deux sont juifs. Goldman est en cela relié aux atrocités subies par ces derniers durant la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, il fait l’effort de se mettre à la place de ses anciens bourreaux.
“Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt Sur les ruines d’un champ de bataille Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens Si j’avais été Allemand Bercé d’humiliations, de haine et d’ignorance, Nourri de rêves de revanches Aurais-je été de ces improbables consciences Larmes au milieu d’un torrent”
Dès les deux premiers couplets, le chanteur se replonge dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres : le pays a été complètement détruit par les combats. Vaincues, les villes bombardées sont des cimetières à ciel ouvert qu’il faut reconstruire comme on le peut. Goldman décrit dans sa chanson la souffrance du peuple allemand, par ailleurs exacerbée avec le Traité de Versailles qui représente l’humiliante clé de voûte de la défaite du Reich. Avec ce traité, les puissances victorieuses ont abusé de leur pouvoir. Certains ordres sont complètement démesurés, comme le tribut de guerre. En effet, l’Allemagne doit financer la réparation des bâtiments français, alors qu’elle peine déjà à redresser sa propre économie. Cela la jette dans un cercle vicieux, amplifié par la crise de 1929. De plus, le lieu que Goldman évoque, Leidenstadt, est fictif et a un sens caché en allemand. Si le mot “Stadt” veut bien dire “ville”, “leiden” vient du verbe “souffrir”. Dès lors, Leidenstadt est la ville de la souffrance, allégorie du sentiment allemand pendant l’entre-deux guerres.
Ainsi, ce contexte de tensions favorise la montée au pouvoir des extrêmes totalitaristes – c’est pour les Allemands le nazisme.

Photo : soldat tombé à Verdun, AFP.
Goldman se demande donc si, entouré par ces idéologies nouvelles et meurtrières qui promeuvent la haine et la vengeance, il aurait réagi et se serait interposé. Il se remet en question : s’il avait été à la place des Allemands de 1930, aurait-il été la “larme au milieu d’un torrent” à aller à contre-courant ?
Car la propagande du parti nazi est féroce, imprimant dans tous les esprits la défaite de 14-18, l’humiliation du pays, érigeant ainsi l’Allemagne en martyre de la Grande Guerre. Se pose dès lors la question des décisions individuelles face à un paysage politique de vie ou de mort.
C’est ensuite au tour de Michael Jones de prendre la parole. Né au Pays de Galles en 1952, il connaît de fait le conflit nord-irlandais, “The Troubles”, qui a secoué le Royaume-Uni pendant près de 40 ans. Son couplet s’ouvre sur une référence directe à cette période :
“Si j’avais grandi dans les docklands de Belfast Soldat d’une foi, d’une caste Aurais-je eu la force envers et contre les miens De trahir, tendre une main”
Les “Troubles” ont entre autres opposé les Républicains (majoritairement catholiques) et les Loyalistes (majoritairement protestants) : c’est ce qu’illustre Jones par “soldat d’une foi”. Les Républicains cherchaient à défaire l’autorité britannique et à créer une île d’Irlande libre, à l’inverse des Loyalistes qui souhaitaient rester fidèles à la couronne. Les revendications catholiques s’ajoutent à la ferveur du conflit (et prennent le parti des Républicains), car ils sont sujets aux discriminations, confinés dans des “quartiers catholiques” dans une Irlande du Nord protestante.
De nombreux affrontements ont lieu entre les deux camps dans les rues de Belfast, sous forme d’attentats, de fusillades… Et les victimes pleuvent.

De la même manière que Goldman, Jones se resitue dans le conflit, et réalise qu’il n’aurait peut-être pas “eu la force” de “tendre une main” vers son ennemi politique, idéologique et religieux.
Finalement arrive le couplet de Carole Fredericks. Afro-américaine née aux Etats-Unis en 1951, elle a donc subi, pendant une partie de sa jeunesse, la ségrégation raciale. La chanson lui donne l’occasion de se replacer dans un contexte similaire, celui de l’Apartheid en Afrique du Sud.
“Si j’étais née blanche et riche à Johannesburg Entre le pouvoir et la peur Aurais-je entendu ces cris portés par le vent Rien ne sera comme avant”
Carole Fredericks dénonce la mainmise que “l’élite blanche” minoritaire avait sur le pays, alors que les personnes de couleur, bien que démographiquement majoritaires, étaient mises au ban de la société et écartées de son fonctionnement. Pour autant, la chanteuse n’est pas convaincue qu’en tant que “blanche et riche”, elle aurait été capable d’entendre les “cris portés par le vent” des pauvres gens, qui, jusque 1991, étaient confinés dans des zones géographiques précises selon des critères raciaux et ethniques.
